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26 novembre 2014 3 26 /11 /novembre /2014 15:16

L’un vient de mourir le 13 novembre 2014 à l’âge de 86 ans, l’autre nous a quitté il y a 41 ans, le 15 février 1973, alors qu’il n’avait que 35 ans. Pourtant, on peut dresser un parallèle entre les destins d’Alexandre Grothendieck, mathématicien de génie et fondateur du mouvement Survivre (devenu Survivre et Vivre) avec deux autres mathématiciens, Claude Chevalley et Pierre Samuel (mon père), et de Pierre Fournier, créateur de « La Gueule Ouverte », premier mensuel écologiste français.

Alexandre Grothendieck et Pierre Fournier ont d’abord en commun le fait d’avoir fait émerger dans notre pays en 1970-71 le mouvement contre les centrales nucléaires, le premier en lui donnant une crédibilité scientifique, le second en lui offrant la caisse de résonance de ses articles dans « l’Hebdo Hara Kiri » puis « Charlie Hebdo », et en organisant la fête antinucléaire de Bugey en juillet 1971.

On a le plaisir et l’émotion de les voir et de les entendre (ainsi que Jean Pignero, autre pionnier de la lutte contre le nucléaire civil et militaire) dans une vidéo tournée lors du rassemblement de Bugey par le groupe Vidéo 00, pionnier de l’utilisation militante de caméras vidéo légères, et animé par mes amis Yvonne et Michel Lefebvre. Un document rare qui, après avoir été invisible pendant une trentaine d’années pour cause de format vidéo abandonné, a récemment été sauvé avec l’appui de la BNF. Ce petit film a bénéficié de quelques projections, dont l’une organisée par le Réseau Mémoire de l’Environnement, et gagnerait à être plus largement diffusé.

Mais le fait d’avoir fait décoller la contestation anti-nucléaire dans notre pays et d’avoir préfiguré les mouvements de « science citoyenne » (GSIEN, CRIIRAD, CRIIGEN…) n’est pas le seul point commun entre ces deux hommes. Pour l’un et l’autre, la transformation sociale était indissociable des changements individuels des modes de vie. (1) « On ne change pas la vie sans d’abord changer sa vie », répétait Fournier. Une idée alors très nouvelle dans une France encore très marquée par le mythe du « Grand Soir ».

Par leurs histoires familiales, Grothendieck et Fournier étaient également bercés par le pacifisme, la non-violence, le mondialisme (au sens qu’ils se définissaient comme citoyens du monde), l’alimentation naturelle, le végétarisme… Tous deux ont tenté (avec peu de succès…) l’expérience communautaire et participé à des « réseaux bouffe », ancêtres de nos AMAP. Ils dénonçaient le « scientisme » (défini par Grothendieck comme une religion de la science), ce qui les conduisait à être attirés par certains chercheurs marginaux (parfois des charlatans…) qui fustigeaient la « science officielle ».

Leurs caractères mêmes présentaient des points communs : une haute idée d’eux-mêmes mâtinée de modestie, un refus d’assumer un rôle de leader, une difficulté à discuter avec ceux qui ne partageaient pas leurs convictions (« je cause pas avec les types qui bouffent Prisunic », avait lancé Fournier).

L’écologie de Grothendieck et de Fournier était radicale au sens où elle mettait en cause non seulement le capitalisme, mais le système industriel dans son ensemble. Mais cette radicalité était tempérée par un grand pragmatisme dans l’action et surtout un attachement viscéral à la non violence. Présenter ainsi que l’a fait José Bové sur le site de Libération les zadistes de Sivens comme les « enfants de Grothendieck » est ainsi un peu réducteur. Ni Grothendieck ni Fournier ne se seraient reconnus dans ces manifestants (assurément minoritaires au sein du mouvement anti-Sivens) qui jettent sans vergogne cocktails molotov et pierres sur les forces de l’ordre…

Enfin, l’implication de Fournier et Grothendieck dans le mouvement écologique s’est brutalement arrêtée en 1973, le premier du fait de sa mort prématurée, le second parce qu’il avait pris la décision dès cette date de se retirer du jeu tant scientifique (même s’il a toujours continué à faire des maths…) que social. Un choix qui, même si ses raisons restent à élucider, force notre respect et notre admiration.

 

(1) Le rôle-clé des minorités dans le changement social était l’un des grands thèmes de recherche de Serge Moscovici, autre penseur majeur de l’écologie qui vient de mourir le 15 novembre 2014, deux jours après Alexandre Grothendieck.

 

Pour en savoir plus « Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie ». Coordination Céline Pessis. Éditions L’échappée.

« Fournier, précurseur de l’écologie », Patrick Gominet et Danielle Fournier. Editions Cahiers dessinés.

Une première version de cet article a été mise en ligne sur le site MediaPeps.

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